Trupa Trupa

Interview for THE APOLOGIST

La ville de Gdansk est plus connue pour son passé chargé d’histoire plutôt que pour sa scène musicale. Entre pessimisme et sombres heures de la Deuxième Guerre mondiale, la cité polonaise bordée par la Mer Baltique n’a pas dit son dernier mot et l’avenir semble d’un coup beaucoup moins morose et pessimiste, comme emprunte d’un renouveau à l’écoute des quatre gaillards de Trupa Trupa.

Le groupe originaire de ce coin de pays fait parler de lui depuis 2015, date de sortie de leur album « Headache » en Pologne. De Pitchfork au Los Angeles Times en passant par la BBC ou Newsweek, les critiques ne tarissent pas d’éloges à propos des garçons venus de l’est. Ils ont même fait chavirer le coeur de l’actrice Chloë Sevigny qui a partagé un de leur morceaux sur un réseau social.

À écouter leur musique, qui eût cru que ce son, mélangeant autant d’influences que de styles musicaux, urgent et nécessaire à la fois, mystique et mystérieux, parfaitement complexe malgré une sobriété toute évidente, nous viendrait de ce coin d’Europe centrale ? La surprise est au rendez-vous, tout comme la qualité des deux albums des Polonais, dont le second, « Jolly New Songs », est paru en octobre 2017. Complexe, le groupe l’est à n’en pas douter. Et si les maintes tentatives de classer leur son dans un genre musical spécifique s’avère vaines, on se risque toutefois à entendre de grosses influences de rock psyché, de synthrock, de krautrock ou encore de post-punk dans leur identité musicale. Les membres du groupe eux-mêmes peinent à se définir, préférant miser sur une approche non-conventionnelle de la musique et de l’art en général où chacun et chacune devra trouver sa propre clé de lecture.

Leur deuxième album sorti il y a à peine 3 mois (sur Ici d’ailleurs en collaboration avec Blue Tapes et X-Ray Records), Trupa Trupa, composé de Grzegorz Kwiatkowski, Tomek Pawluczuk, Wojtek Juchniewicz et Rafał Wojczal, sera en concert au Romandie de Lausanne le 1er février. Et en préambule de cette performance à ne pas rater, nous avons eu le plaisir de poser quelques questions à Grzegorz, chanteur et guitariste du quatuor.

Beaucoup de gens essaient de vous comparer à des groupes tels que Swans, Shellac, Slint etc… ou essaient de vous classer dans des styles musicaux bien précis. Mais vous n’avez pas l’air d’aimer être catégorisés (musique psychédélique, no-wave, krautrock, synthrock etc…) car vous parlez de vous comme étant complètement indépendants, affranchis de tout style musical, non-conventionnels, ce qui en d’autres termes signifie que vous créez votre propre style. Alors comment vous décririez-vous et quel courant musical a été déterminant pour construire votre propre univers, votre identité musicale?

Vous avez raison, nous avons un problème avec les classifications, le fait de mettre dans des catégories précises, car nous sommes fans de plusieurs genres. Chaque membre du groupe écoute des choses différentes, par exemple Glenn Gould, The Cure, Swans, Fugazi, ou encore Elliott Smith. Mais nous écoutons tous les Beatles et The Velvet Underground. Nous adorons ces deux groupes. Donc nous sommes pas mal psychédéliques mais nous ne sommes pas fidèles à un style en particulier. Nous ne croyons pas en un seul genre. Nous aimons juste des choses bizarres mais aussi des choses très simples et mélodieuses. Nous aimons aussi la répétition. Je ne sais pas vraiment comment on pourrait se décrire en fait. Je pense que parler de post-psych-punk s’approche pas mal de ce qu’on fait, sans être 100% ça non plus.

Après le très acclamé « Headache », quel était votre état d’esprit lorsque vous avez commencé à écrire « Jolly New Songs »? Ressentiez-vous une pression quelconque en essayant de faire aussi bien que votre précédent album ou vouliez-vous aboutir à un album complètement différent, en rupture ?

Nous n’avons ressenti aucune pression mais nous avons bien sûr testé cet album sur plusieurs personnes : des amis, des journalistes, les gens dans des festivals. Nous n’avons pas beaucoup de recul, il est donc difficile pour nous de savoir si nous faisions un « Headache » part 2. Parce qu’on ne voulait vraiment pas faire un « Headache » part 2. Nous nous percevons comme évolutionnaires et pas révolutionnaires. Nous ne voulions pas changer mais juste avancer, évoluer. Et je pense et espère que nous y sommes parvenus car ce nouvel album est différent mais il n’est pas si éloigné que ça de « Headache ». Il est juste comme nous le désirions.

J’ai l’impression que « Headache » est un album avec un côté plus « urgent », il est plus agressif, tandis que « Jolly New Songs » est plus dans l’introspection. Il s’en dégage du mystère et de la complexité. Pensez-vous que l’évolution d’un album à l’autre est le fruit de plus de maturité musicale, maturité que vous avez acquise ces dernières années ?

J’aime beaucoup « Headache » mais c’était un album très psychédélique et il était, en quelque sorte, coincé dans les règles de ce genre musical. « Jolly New Songs » est vraiment un album étrange. Il y a plusieurs problèmes de catégorisation avec cet album, quel style est-ce? Je pense qu’il est plus complexe, moins évident. Je l’aime autant que le précédent album. Je suis fier des deux. Mais il est clair que notre nouvel album est plus mystérieux. Chacun doit trouver sa propre clé pour le comprendre. Et je pense que c’est ça qui est intéressant. C’est difficile. J’aime quand l’art se fait rude à décrypter, sans évidence.

Vous venez de Gdansk, une ville qui a un lourd héritage (Seconde Guerre mondiale, Schopenhauer etc…). Êtes-vous des gars plutôt pessimistes ou, au contraire, des optimistes ? De plus, pensez-vous que le pessimisme ainsi que les moments noirs et tristes de la vie sont un terrain de jeu plus favorable à la création ? Selon vous, la créativité émerge-t-elle plus facilement de moments douloureux ?

Malheureusement je pense que vous avez raison. La meilleure créativité vient des situations difficiles, sombres et des moments tristes. Bien sûr tu dois aussi avoir la force de vaincre, tu dois être « vital ». Mais oui, nous avons tous plus ou moins une vision pessimiste et nous sommes un peu effrayés par les autres êtres humains. Et notre ville a eu une influence non-négligeable sur nous. Gdansk est connue pour avoir été le point de départ de la Seconde Guerre mondiale. Et l’un des plus grands pessimistes, Arthur Schopenhauer, y est né. Mon grand-père était prisonnier dans un camp de concentration près de Gdansk et beaucoup de Polonais étaient prisonniers ou ont des liens directs avec des personnes qui ont vécu dans des camps de concentration. La Pologne est le lieu du plus grand génocide mondial. C’est tout autour de nous et nous pouvons clairement le ressentir. C’est pourquoi, sur l’album, il y a une chanson intitulée « Never Forget ». Elle traite de la Shoah.

Sur ce nouvel opus, tous les instruments ont été enregistrés en même temps et pas séparément. Était-ce un souhait de votre part d’être plus spontanés ou, tout du moins, que cet album ait un son plus spontané ?

Nous aimons juste faire les choses de façon organique. Nous aimons que l’énergie des uns et des autres transpire sur chacun de nous en temps réel. Nous n’aimons vraiment pas travailler séparément.

Dans de précédentes interviews, vous avez fait référence à des réalisateurs tels que Herzog, Lanzmann ou Haneke. Est-ce que les influences cinématographiques ont un grand impact dans la création de vos chansons, dans votre art en général ?

Nous sommes quatre donc chacun a une opinion différente. Mais en ce qui me concerne, je peux dire oui, effectivement, le cinéma a une grande influence sur moi. Surtout les films documentaires de Herzog, Lanzmann, Joshua Openheimer ou encore Marcel Ophels. Tout ce qui touche au génocide m’intéresse et il y a plusieurs documentaires excellents qui traitent de ce sujet.

Avez-vous vu récemment un film qui vous a ému de façon triste ou heureuse ?

Il y a quelques jours, j’ai revu Fitzcarraldo de Herzog. C’est l’histoire de Brian Sweeney Fitzgerald, un homme extrêmement déterminé qui avait pour but de construire un opéra au milieu de la jungle. J’imagine que c’est un film à propos de tous les artistes. Je ne sais pas s’il est triste ou joyeux mais c’est un film bourré d’énergie, de vitalité, de volonté d’y arriver.

Un coup de coeur musical ? Un artiste ou groupe que vous écoutez beaucoup ces derniers temps?

J’aime beaucoup Big Thief Band, surtout leur performance sur KEXP (ndlr: une radio à Seattle). Ils sont super. Très traditionnel mais très frais à la fois.

Nous nous appelons THE APOLOGIST et nous demandons souvent aux artistes de choisir une personne, connue ou pas, pour en faire l’apologie. Qui choisiriez-vous?

Werner Herzog. Je pense qu’il est un des plus grands artistes du 20ème siècle. Ses premiers films sont brillants. Par exemple L’Énigme de Kaspar Hauser, Nosferatu, fantôme de la nuit ou Woyzeck. Malheureusement, depuis une vingtaine d’années, depuis qu’il est parti de Munich pour s’installer à Los Angeles, il fait des films plutôt mauvais. Mais peu importe, c’est un héros. J’aime particulièrement ses films avec Klaus Kinski qui est né à Sopot, une ville pas loin de Gdansk. Et pourquoi j’aime et respecte tant cet homme? Car il fait les choses d’une façon plus profonde et radicale que les autres. C’est un psychopathe et j’aime les psychopathes dans l’art.

EMMA RAPOSO, www.theapologistmag.com

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